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L’œil américain du correcteur
- Par Agathe Costes
- Le 21/04/2021
- Dans L'instant culture de l'écrivain public : pause-café, pause français
Il paraît que le bon correcteur prend le temps de lire tous les mots, de les photographier un par un pour déceler l’oubli d’une consonne, l’inversion des lettres, le contresens, bref la coquille qui gâche tout le paragraphe. Personnellement, le mot tranquillité me scotche à l’écran. En effet, quoi de mieux que deux l encadrés par deux i pour se sécher la rétine ?
On dit ainsi que le bon correcteur a l’œil américain. Cette expression signifie qu’il a l’œil sur tout. Il est certainement plus difficile de conserver cet œil américain de nos jours en raison de la lecture sur Internet. Lorsque nous surfons sur le Net, nous cherchons une information et nous la voulons rapidement. Les spécialistes de la rédaction web comparent les lecteurs du Net à des hunters (chasseurs) : ils chassent les informations. Ce constat explique le concept de la pyramide inversée : dans l’article rédigé, on donne l’information cruciale en premier, puis on déroule ensuite en essayant de captiver le lecteur (chasseur donc) pour qu’il ne décroche pas. C’est ce que vous voyez tous les jours dans les médias numériques.
Notre habitude de lire sur les écrans nous entraîne ainsi à lire plus vite. De plus, lorsque nous lisons, nous repérons quelques lettres d’un mot puis nous passons au suivant, car notre cerveau a identifié le terme en question. Sinon nous ne pourrions pas lire aussi rapidement. Un exemple pour vous en convaincre :
« Sleon une édtue de l’Uvinertisé de Cmabrigde, l’odrre es ltteers dans les mtos n’a pas d’ipmrotncae, la suele coshe ipmrotnate est que la pmeirère et la drenèire siot à la bnnoe pclae. Le rsete puet êrte dans un dérordse ttoal et vuos puoevz tujoruos lrie snas porlbème. C’est prace que le creaveu hmauin ne lit pas chuaqe ltetre elle-mmêe, mias le mot cmome un tuot. La peruve… »
Vous comprenez donc pourquoi vous ne voyez jamais la coquille restante avant d’avoir envoyé votre email (c’est toujours après, bien sûr, quand vous le relisez à tête froide). En tant que correctrice, je dois prendre le temps de cajoler chaque mot, alors que mon époque et mon habitude de la lecture m’incitent à la vitesse. Notre rapport actuel au temps est d’ailleurs un sujet traité par Hartmut Rosa, un philosophe et sociologue allemand. Il a parfaitement synthétisé notre sensation de manque de temps alors que la technologie est censée (pas sensée, attention !) nous en faire gagner : « Le problème, c’est que puisque l’on peut produire plus rapidement, on produit plus. Prenons l’exemple du courrier : rédiger un email prend deux fois moins de temps qu’une lettre. Là où écrire dix lettres prenait deux heures, écrire dix emails n’en prend qu’une. Mais au lieu de gagner une heure, nous prenons deux heures pour écrire vingt emails. »
C’est ballot.
Avoir l’œil américain requiert de l’attention, une attention au sens, aux erreurs, aux bons usages des majuscules et minuscules entre autres. Vous ne désignez pas le même groupe de personnes si vous évoquez « les Inconnus » ou « des inconnus ». Vous ne faites pas plaisir à votre patron si vous lui demandez « quand pensez-vous ? », au lieu de « qu’en pensez-vous ? » Le sens est différent si vous écrivez « branler du chef » (hocher la tête de haut en bas) et « branler le chef » (…). Vous indiquez deux choses distinctes si vous constatez que « dans le futur, sept salariés sur dix vont travailler en voiture ». Le premier sens peut indiquer que sept salariés sur dix se rendront au travail en voiture, mais le deuxième peut laisser entendre qu’à l’avenir sept salariés sur dix travailleront dans leur voiture.
Nous parlerons peut-être des amphibologies (« double sens présenté par une proposition », selon Le Robert) dans un prochain blog, mais si vous souhaitez des liens relatifs aux aspects évoqués dans le billet de ce jour, ils vous attendent en fin d’article.
Vous pouvez déjà retenir que pour garder l’œil américain, le correcteur doit être attentif et lire lentement. Tout un programme de nos jours.
Avoir l’œil américain, origines de l’expression : https://serd.hypotheses.org/6880
Interview d’Hartmut Rosa : https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2016/04/01/hartmut-rosa-plus-on-economise-le-temps-plus-on-a-la-sensation-d-en-manquer_4893818_4497916.html
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Les mots, les langues, la vie d’un peuple, la société...
- Par Agathe Costes
- Le 18/01/2013
- Dans L'instant culture de l'écrivain public : pause-café, pause français
Je suis passionnée par le langage pour de nombreuses raisons. L’une d’entre elles est qu’il constitue un témoignage de la culture de nos sociétés. En effet, le langage est influencé par nos habitudes, nos pratiques, nos coutumes, nos comportements… Ou peut-être est-ce l’inverse et il agit sur nos attitudes, nos traditions et même plus : notre manière de penser.
Entre la poule et l'œuf...
Une amie norvégienne m’expliquait que dans leur langue le mot « døgn » signifiait la journée entière, c’est-à-dire le jour et la nuit. En français, nous distinguons bien ces deux parties. Les Norvégiens connaissent des hivers avec seulement cinq heures de jour. Heureusement pour eux, les étés sont beaucoup plus cléments et la lumière est présente dix-neuf heures sur vingt-quatre. Il apparaît logique que dans ce contexte un jour ne soit pas divisé en deux tranches, mais qu'il forme une unité.
Dans la société japonaise, le travail constitue une valeur primordiale. Ce constat est en train d’évoluer, car les jeunes générations ont vu leurs parents s’épuiser au bureau et ils aspirent ainsi à un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Lorsque je parle d’épuisement, je n’exagère pas, bien au contraire. Des médecins japonais ont carrément inventé un mot, « Karōshi », signifiant littéralement « mort par sur-travail ».
Les Japonais vivaient auparavant presque à plein temps sur leur lieu professionnel. Il était communément accepté que les journées (les journées/nuits !) se terminent de manière fréquente à minuit et qu’employés et employeurs aillent ensuite boire un verre (l’inverse étant très mal vu). Le « Karōshi » est donc une surcharge de travail entraînant des troubles cardio-vasculaires pouvant mener à une crise cardiaque fatale. Les journées précédant la mort du salarié, les heures de travail sont comptées pour éclaircir la raison du décès. Si ce dernier a effectué des journées de plus de 16 heures de manière récurrente, ou même une de 24 heures, on constate qu’il s’agit d’un « Karōshi ». D’un point de vue économique, les Japonais sont souvent considérés comme les Occidentaux de l’Orient. Espérons que nous ne suivrons pas ce modèle de surcharge de travail dévastateur pour notre santé.
Il doit exister de nombreux mots employés uniquement dans une seule langue. Si vous détenez d’autres exemples de ce genre, n’hésitez pas à venir les poster à l’adresse facebook du Cabinet :
http://www.facebook.com/home.php#!/pages/Cabinet-Agathe-Costes-%C3%A9crivain-public/182916225107840
Cela vous permettra d’éclairer nos lanternes. Sans les prendre pour des vessies, merci !